En explorant les publications sur l’histoire des chiens des rues pour un projet de recherche, j’ai trouvé une thèse d’anthropologie sur le rapport entre les humains et les chiens des rues de Bucarest avant, pendant et après la période communiste (1945-1989). Pendant plusieurs années, l’autrice a arpenté les rues de Bucarest, visité des refuges privés et fourrières, parcouru des centaines d’archives municipales et récolté des témoignages de citoyens roumains. Il en ressort un récit passionnant retraçant l’histoire des interactions entre les humains et les chiens. Voici un résumé de quelques-unes de ses découvertes ainsi que des réflexions autour des questions qu’elles soulèvent.
La Roumanie et ses chiens, avant la période communiste
Depuis que je m’intéresse aux chiens roumains, j’entends/lis très souvent que la population des chiens des rues est directement issue de la politique d’urbanisation de Ceauşescu dans les années 80. Ce qui laisse sous-entendre qu’elle n’existait pas avant cette période. Cela a toujours posé question pour moi, sachant que l’histoire des chiens des rues est bien plus ancienne à travers le monde. Les archives de divers pays, incluant la France (métropolitaine et d’outre-mer), mentionnent la présence de chiens errants et des campagnes d’éradication au Moyen-âge et au delà. Des chiens errants figurent également sur des gravures et peintures anciennes, représentant les rues de milieux urbains et ruraux. Ce mode de vie est d’ailleurs considéré comme l’un des moteurs de la domestication. Vivre dans les milieux anthropiques près/avec les humains pendant des millénaires a permis aux chiens de progressivement intégrer la structure familiale humaine, au point d’en être aujourd’hui un membre à part entière dans beaucoup de cultures. Néanmoins, les cotoyer avec une telle promiscuité a globalement fait émerger des problèmes.
C’est le cas en Roumanie, depuis la deuxième moitié du 19e siècle au moins (l’autrice a pu remonter jusqu’aux années 1850 dans les archives). La municipalité de Bucarest tient des registres sur le nombre de chiens capturés/tués mensuellement. Elle a pu constater que les campagnes d’éradication et les captures par les hingheri (dogcatchers) existaient déjà bien avant la période communiste. La raison majeure était le contrôle de la rage. Des articles de presse de cette période mentionnent des opérations d’éradication menées suite au décès de personnes mordues par des chiens. Ce motif a également été au coeur des débats sur les captures/euthanasies ces dernières décennies. Les pros-euthanasie argumentant que le système des fourrières d’Europe de l’ouest avait fortement contribué à l’éradication de la rage dans ces pays. Et qui plus est, à une diminution quasi totale des populations de chiens errants. Cet argument servait à convaincre les citoyens du bien fondé des campagnes de captures.
D’ailleurs, les captures et destructions de chiens errants n’étaient pas sans bénéfices pour les autorités, puisque les archives mentionnent la vente de produits issus de ces mises à mort; peaux, graisse et parfois viande. Les peaux étaient systématiquement récupérées par les dogcatchers, non sans dérives. Des lettres de citoyens dénonçant les pratiques malhonnêtes des dogcatchers, qui capturaient des chiens ayant un propriétaire s’ils avaient une belle fourrure, ont également été retrouvées dans les archives. Les peaux auraient été récoltées jusqu’à la première moitié de la période communiste et servaient probablement à la fabrication de gants et chaussures. Ces pratiques expliquent certainement pourquoi les protecteurs des animaux ont accusé les autorités de vouloir faire du profit sur les chiens des rues lors des dernières grandes campagnes de captures.
Durant toute cette période pré-communisme, les chiens étaient catégorisés en fonction de leur rapport avec l’humain. Les chiens trouvés sans collier devaient être tués. Cela suggère qu’une autre catégorie de chiens avait plus de valeur; probablement des chiens de compagnie et des chiens de travail. Il existe même un petit livret datant des années 1930 titré « Votre chien a-t-il été capturé par les dogcatchers ? ». Le livret mentionnait que de nombreux citoyens ne comprenaient pas les raisons pour lesquelles les chiens étaient capturés par les dogcatchers, qui recevaient fréquemment coups et insultes. Les lecteurs étaient incités à ne pas laisser leur chien divaguer pour éviter qu’il ne soit attrapé et des conseils éducatifs étaient prodigués. Par exemple, il était conseillé de ne pas laisser les enfants jouer avec les chiens, car même les chiens de famille pouvaient un jour attaquer.
L’ère communiste: interdictions et persecutions
La diabolisation et l’objectification des chiens des rues par les autorités se dessinait pour atteindre son apogée pendant la période soviétique (dans les années 1950). Les chiens étaient divisés en deux catégories; ceux qui étaient ‘nécessaires’ et ceux qui étaient ‘superflus’. Seuls les chiens qui avaient une utilité pour la société étaient tolérés, puisqu’ils étaient généralement associés à la protection/production de nourriture et de biens communs. Cela incluait les chiens de chasse, de berger et de garde. Le nombre de chiens autorisés dépendait de certaines caractéristiques; taille du troupeau, type de structure, taille du terrain, structure familiale ou entreprise… Une taxe était appliqué si le nombre réglementaire de chiens était dépassé.
Les autorités considéraient les animaux de compagnie comme des parasites, qui consommaient de la nourriture sans rien offrir en retour. Les chiens errants étaient vus comme des nuisibles, car ils détruisaient les ressources importantes pour les humains (animaux sauvages et de bouche notamment). Les chasseurs étaient invités à participer aux actions d’éradication en tirant sur les chiens errants ou en les empoisonnant. Ils pouvaient recevoir de l’argent en apportant les peaux aux autorités, pour récompenser leur contribution à la bonne marche du pays. Les chiens n’étaient pas les seules victimes de ce système; tuer loups, renards, chats ou encore furets, permettaient aux chasseurs d’améliorer leur confort de vie via un système de points (en fonction de l’espèce tuée).
Les chiens sous Ceauşescu
La population des chiens errants aurait significativement augmentée dans les années 80 suite aux démolitions de logements individuels en faveur d’immeubles d’habitation, dans lesquels les gens ne pouvaient pas emmener leurs chiens. L’augmentation de ces populations aurait en partie été causée par des abandons de chiens qui vivaient dans les jardins et cours des pavillons, qui étaient autorisés pour leur fonction de gardien (souvent officieusement des chiens de compagnie). Les animaux n’étaient pas totalement interdits dans les appartements, cependant, ils étaient autorisés à y vivre sous certaines conditions. Les chiens ‘de garde’ des habitations individuelles ne pouvaient pour la plupart pas être emmenés dans ces appartements.
L’autrice de la thèse indique que beaucoup des chiens qui ont été laissés derrière n’étaient pas livrés à eux-mêmes, contrairement à ce que l’on entend souvent. À l’instar de nombreux pays dans lesquels il y a une importante population de chiens des rues, on ne peut pas strictement différencier les chiens errants qui ont un gardien ou référent humain, de ceux qui n’en ont pas. Dans ce cas, il y avait comme un entre-deux, où les chiens faisaient partie de la communauté mais n’avaient pas le statut de chien de compagnie. Les câini comunitari (chiens communautaires) étaient nourris et soignés, avaient parfois des noms, mais ils devaient vivre dehors, où ils étaient susceptibles d’être capturés. Les citoyens entraient d’ailleurs fréquemment en conflit avec les dogcatchers. Certains chiens étaient même déplacés dans les villages des campagnes où ils étaient moins à risque d’être capturés.
Des campagnes d’éradication ont eu lieu durant toute cette période. Rien qu’en 1985, les archives indiquent que 20.000 animaux ont été capturés dans la ville et 10.000 ont été empoisonnés avec de la strychnine. Cependant, la situation a évolué sur plusieurs points en faveur des chiens durant les dernières années de l’ère communiste. Les règles étaient plus souples et on parlait de plus en plus de droits pour les animaux. Le terme « chien d’agrément » a d’ailleurs fait son apparition. Bien que sa définition ne soit pas claire, cela sous-entend que le statut de chien de compagnie était désormais accepté.
Post-communisme: un problème qui perdure
La population des chiens errants de Bucarest a atteint un nombre estimé à 200.000 individus dans les années 1990, après la chute du régime socialiste de Ceausescu. Selon l’autrice de la thèse, de nombreux roumains considèrent que la corruption de certains des principaux acteurs, incluant le gouvernement et certains ‘protecteurs des animaux’ (cf. paragraphe suivant), était responsable du problème; on disait que ces derniers s’enrichissaient en détournant des fonds destinés à gérer les fourrières ou en utilisant la cause pour s’enrichir. Les populations de chiens mal gérées, continuaient à augmenter.
Cela n’est pas totalement faux, si l’on considère le modèle de certaines fourrières privées, tenues par des protecteurs des animaux autoproclamés qui sont payés par les municipalités pour se débarrasser des chiens errants. Ce sont les fourrières mouroirs, où des chiens entassés, meurent de faim et s’entretuent, se sont malheureusement développées au fil des campagnes d’extermination. L’absence quasi totale de soins en fait des lieux de grande souffrance, où le bien-être animal semble être la dernière des priorités.
Il est tout de même important de noter que, la corruption n’est pas la seule explication concernant l’augmentation de la population. Les études sur les dynamiques de population des chiens des rues mettent en lumière d’autres facteurs ; les déplacement des portées par les humains, les mouvements des chiens, l’abondance des ressources (mauvaise gestion des déchets), l’absence de stérilisation combinée à une forte capacité de reproduction, et le nourrissage par les citoyens, contribuent à maintenir une population canine dans ces milieux. Ce dernier point est intéressant, car la compassion de nombreux citoyens, certainement nourrie par les méthodes cruelles utilisées par les gouvernements successifs pour éradiquer les chiens des rues, peut être vue comme une marque de resistance face aux autorités. Ce que nous allons voir dans la section suivante.
Les roumains qui protègent les chiens
L’image qu’on se fait des roumains, insensibles à la cause animale, est donc en décalage avec la réalité. Il faut considérer qu’ils n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter la politique anti-chiens des divers régimes. Les restrictions et la diabolisation des chiens complexifient grandement leurs relations et sont probablement bien ancrées dans les moeurs. Malgré tout, on sent qu’une partie de la population a résisté et que l’amour porté aux animaux n’a pas faibli. La Roumanie est aujourd’hui l’un des pays de l’Union européenne avec la plus grande population d’animaux de compagnie déclarés. Ce qui redessine l’idée que l’on a du statut du chien dans la société Roumaine.
Les rencontres de l’autrice avec les habitants de Bucarest confirment que des pratiques se sont généralisées autour de la protection des chiens des rues. Les câini comunitari font toujours parti du système des quartiers résidentiels. Les habitants nourrissent les chiens et leur construisent des abris. Certains expliquent qu’ils s’occupent de quelques chiens, qu’ils leur donnent des noms et les protègent lorsque d’autres chiens tentent de leur voler leur nourriture. Les dogcatchers doivent parfois abandonner leur première tentative de capture et revenir avec la police, car les habitants les empechent d’attraper les animaux. Des petits réseaux de protecteurs se sont formés dans les zones d’habitation; par exemple, un protecteur prévient les autres de l’arrivée des dogcatchers, afin que chacun.e puisse cacher les chiens dont il.elle s’occupe. Dans certains cas, les habitants construisent des cachettes, des petits accès aux sous-sols des bâtiments ou font des trous dans des clotures, pour que les chiens puissent fuire et échapper aux captures.
La population reste cependant très divisée. Une partie des citoyens est en faveur de la gestion des chiens, qui ont généré beaucoup de peur à travers les époques à cause des maladies transmises et du sentiment d’insécurité que leur présence provoque. Des incidents impliquant des chiens des rues relancent presque systématiquement le débat sur les campagnes d’éradication et conduisent parfois à de nouvelles politiques de gestion. La capture des chiens génère de fortes discordes au sein de la population roumaine et il existe un traumatisme collectif qui rend la question de l’euthanasie encore très sensible. Au point où lors de récentes campagnes d’euthanasie, certains faisaient la queue devant les fourrières publiques pour sauver des chiens du triste sort qui les attendait.
C’est ainsi que les refuges privés et les adoptions internationales ont vu le jour. Des citoyens, protecteurs des animaux, sortaient les chiens des fourrières (publiques ou privées) ou de la rue. Ils les gardaient dans leurs jardins, créant de petits refuges privés. Leurs conditions de vie n’étaient pas idéales, mais cela permettait de les sauver. Un entre-deux plus tolérable qu’une vie de stress dans la rue ou l’ecarisaj. Au fil du temps, un nouvel objectif s’est dessiné pour ces sauveurs; faire adopter les chiens à l’étranger. Considérée comme la meilleure solution pour sauver un maximum de chiens; ils étaient mis à l’abri et gagnaient enfin le statut de chien de famille qu’ils méritaient tant.
Géraldine Merry
RÉFÉRENCES:
Si vous souhaitez aller plus loin, je vous conseille vivement de lire la thèse de Lavrentia Karamaniola « Bucharest Barks: Street Dogs, Urban Lifestyle Aspirations, and the Non-Civilized City », Université de Michigan, 2017.
Sur l’histoire des campagnes d’éradication en Europe: « Le grand massacre des chiens » par Arnaud Exbalin: Lien vers l’article