La liberté des chiens des rues est souvent mentionnée en éthologie canine. On en fait une référence pour comprendre les comportements ‘normaux’ de l’espèce, car ils sont généralement moins restreints dans leurs activités que les chiens de famille.
Cette liberté est souvent idéalisée, au point de considérer que les chiens vivent plus heureux avec ce mode de vie. En suivant cette logique, on peut facilement penser que les chiens des rues adoptés tolèrent mal la vie de famille. C’est ce que j’ai récemment lu un post sur les réseaux sociaux, qui mentionnait que certains des comportements problématiques qu’ils expriment après l’adoption sont causés par la réduction de leur liberté. Je vais répondre à cette affirmation en apportant quelques nuances.
Qui sont les chiens des rues ?
Beaucoup de chiens dans le monde ont un mode de vie différent de celui de votre chien – que vous observez probablement du coin de l’œil, en train de dormir paisiblement sur le canapé. La majorité d’entre eux n’entre jamais dans une maison. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de gardien, mais la place du chien dans la vie des humains varie grandement en fonction des individus, des cultures ou croyances.
Pour environ 80% des chiens, les activités de nourrissage, les interactions avec leurs congénères et la reproduction sont peu contrôlées par les humains. On les voit généralement non-accompagnés dans les rues de villes ou villages, ou en périphérie. Vous noterez que ces aspects de leur vie contrastent fortement avec nos chiens de famille, pour qui nous contrôlons une grande partie des activités.
Ces chiens ont différentes appellations, qui donnent une indication sur leur mode vie ou leur environnement : chiens libres, chiens de village, chiens de voisinnage, chiens errants, chiens des rues. Ils vivent avec/près de l’humain, partagent sa niche écologique, mais ils ont un degré de liberté plus élevé que la plupart des chiens dans notre pays. En revanche, le niveau de soins apporté à ces chiens est généralement moins élevé ; avec peu de stérilisations, de vaccinations, de traitement des maladies et une alimentation de moins bonne qualité. Il n’est pas rare de croiser des chiens en mauvaise santé, blessés ou agonisant dans les rues de certains pays, ce qui remet assez bien en question l’idéalisation de leur mode de vie.
Actuellement, les adoptions de chiens de l’étranger, ou de départements d’outre-mer, concernent cette catégorie de chiens. Néanmoins, ils n’ont pas tous vécu une vie d’errance et de liberté, c’est important de le prendre en compte; nous le verrons un peu plus loin dans cet article.
Le continuum de la liberté
Lorsqu’on pense à la liberté des chiens, il est certainement plus juste de la visualiser sur un continuum ; ce qui veut dire que tous ne vivent pas avec le même degré de liberté et que ces différences ne sont pas toujours faciles à distinguer et à catégoriser.
Beaucoup de chiens des rues sont associés à un humain, qui leur impose plus ou moins de restrictions. Dans notre système de valeurs, on considère qu’ils ont un ‘gardien’. Ces chiens sont souvent ‘semi-restreints’ ; certaines de leurs activités sont contrôlées par l’humain.
A contrario, de nombreux chiens croisés seuls ne sont pas associés à un foyer et mènent leur vie sans contrôle de la part des humains. Dans mon village en Grèce, beaucoup de chiens étaient dans cette situation. On pouvait difficilement les approcher, mais ils n’étaient jamais très loin de l’agitation humaine.
De premier abord, il est impossible de savoir si un chien que l’on croise dans la rue sans humain, a un gardien ou non. Il est probable qu’il vive avec certaines restrictions, contrairement à ce qu’on pourrait penser en le voyant seul.
Contraintes et restrictions environnementales
Un autre point qu’il est important de prendre en compte, c’est que même si beaucoup de ces chiens vivent sans restrictions de la part des humains, l’environnement et les contraintes écologiques influencent forcément leur liberté de choix et de mouvement. Elles imposent une autre forme de restriction.
Dans les contextes où j’ai pu observer les chiens des rues sur le long terme, il y a un aspect de leur vie qui m’a toujours interpellé. Je voyais généralement les mêmes chiens aux mêmes endroits, ce qui donnait l’impression qu’ils ne se déplaçaient jamais. On les nommait d’ailleurs en fonction du lieu où on les trouvait ; le chien de la maison jaune, les chiens de l’épicerie, le chien de la station-service…
Les frontières deviennent d’ailleurs plus visibles quand les chiens se déplacent ; il n’est pas rare de les voir en hypervigilance lorsqu’ils sont dans une zone où on ne les voit pas habituellement – quand ils ne sont pas pourchassés par des congénères. Si vous avez voyagé dans un pays où il y a une forte population de chiens errants, vous aurez peut-être remarqué qu’ils ne vous suivent jamais très loin. Bien souvent, ils vous suivent un petit moment, puis, ils s’arrêtent soudainement. Ce qui donne l’impression qu’il leur est impossible de vous accompagner.
Certaines restrictions sont notamment imposées par:
– L’évitement des conflits = ne pas pouvoir se déplacer n’importe où au risque de se faire pourchasser ou attaquer.
– La nécessité de se nourrir et de protéger les ressources = ne pas s’éloigner de la source de nourriture, rester dans sa zone pour ne pas perdre cet accès.
– Le besoin de se sécuriser dans un environnement qui contient de nombreux dangers = s’adapter, éviter, rester en sécurité, rester dans une zone connue.
En conséquence, leur liberté de mouvement et de choix en est certainement réduite. Ils mènent leurs activités seuls, mais cela ne veut pas dire qu’ils font ce qu’ils veulent, où ils veulent, quand ils veulent… Il faut donc vraiment considérer cette notion de liberté avec prudence.
Les conséquences d'une privation de liberté
S’il y a réellement une privation/réduction de liberté, et c’est certainement le cas pour un chien qui a vécu une vie d’errance sans gardien, on peut légitimement se demander si cela influence négativement l’adaptation de l’animal dans un environnement familial. À mon avis, c’est une question à laquelle on ne peut répondre qu’en faisant du cas par cas. Ce changement de vie sera salutaire pour certains chiens, alors qu’il sera très difficile à vivre pour d’autres.
De plus, des activités fortement restreintes par l’humain peuvent être problématiques pour n’importe quel chien, quel que soit son passé ou son mode de vie actuel. Cela peut être une cause de problèmes de comportement et c’est en partie pour cela qu’on parle souvent d’intégrer plus de choix pour eux au quotidien.
Néanmoins, dire que les chiens des rues expriment des comportements problématiques parce qu’on les prive de liberté est une affirmation hasardeuse pour plusieurs raisons. La première est que les modes de vie avant l’adoption varient parfois grandement. Beaucoup de ces chiens ont déjà connu une forme de restriction et certains n’ont pas connu la vie dans la rue – même s’ils sont issus d’une population errante. D’ailleurs, certains ont connu des environnements bien plus restrictifs que le foyer familial pendant de longues périodes (ex: fourrière). Cela fait qu’il est difficile d’évaluer si les problèmes de comportement chez ces chiens viennent de leur besoin de retrouver leur liberté ou autre chose (ex: déficit de familiarisation, traumatisme, apprentissages…). Surtout quand on ne connait pas leur passé. L’affirmer en généralisant à toute la population de chiens des rues est certainement loin d’être juste. Voici deux exemples de la variété d’expériences pré-adoption, avec les roumains et les créoles.
Les chiens de Roumanie :
Beaucoup de ces chiens proviennent de fourrières publiques dans lesquelles les dog catchers déposent les chiens qu’ils attrapent dans la rue, souvent sans chercher à savoir si les chiens ont un propriétaire. On y voit d’ailleurs souvent des chiens avec des colliers. Parfois, des gens y abandonnent leur chien (ce phénomène existe aussi là bas). Les chiens roumains proviennent également de refuges privés qui récupèrent des chiens blessés, abandonnés, ou qui sortent des chiens des fourrières. Certaines associations ont des familles d’accueil, mais ce n’est pas le modèle le plus courant.
Dans la population de chiens adoptés en France, il y a des chiens des rues qui ont différents degrés de familiarisation à l’homme (certains ont probablement vécu avec des humains, alors que d’autres n’en ont jamais cotoyé), des chiens de famille abandonnés, ainsi que des chiens qui ont grandi dans ces fourrières/refuges et qui n’ont jamais vécu dans la rue. Pour ces derniers, les problèmes comportementaux peuvent avoir de nombreuses causes, mais il n’y a évidemment pas de réduction de liberté pour ces chiens quand ils sont adoptés. Quoi qu’il en soit, une proportion non-quantifiable de ces chiens, mais certainement considérable vu le nombre de chiots adoptés, n’a jamais connu la vie dans la rue, ou la ‘liberté’.
Les chiens créoles :
Dans les Antilles et à la Réunion, beaucoup de chiens des rues ont un gardien. Ils vont et viennent en dehors de la propriété sans restriction. Peu de chiens sont stérilisés et en conséquence, ils contribuent à entretenir une importante population errante. Ce sont très souvent les chiots issus de ces portées non désirées qui sont récupérés par les associations et placés dans des familles. Comme il y a une culture du chien de compagnie dans ces îles, de nombreux chiens passent par des familles d’accueil avant d’être adoptés ; ils ont donc généralement été familiarisés à l’humain et à son mode de vie, et ils n’ont pas vécu dans la rue très longtemps. Même si certains ont vécu une vie d’errance, il est également possible que les adultes soient des chiens de famille restreints qui ont été abandonnés.
Nous avons donc des chiens qui ont vécu dans des environnements très différents, qui sont plus ou moins familiarisés à l’humain et à l’environnement familial, et qui ont connu différents degrés de liberté.
Pourquoi certains de ces chiens s'enfuient-ils ?
Il est difficile de répondre à cette question sans faire du cas par cas. Néanmoins, à ma connaissance, beaucoup des chiens de l’étranger s’enfuient dans les premiers jours de l’adoption. Le transport et le changement de vie peuvent provoquer un stress très intense, qui peut causer de vives réactions de fuite. Particulièrement chez les chiens craintifs, mal familiarisés à l’humain, avec des expériences de vie peu variées.
On peut mettre en cause le besoin de retrouver leur liberté dans certains cas. Néanmoins, pour beaucoup de ces chiens, la fuite est une réponse causée par la peur, dans une situation qui est perçue comme menaçante. Elle est menaçante car inconnue, imprévisible et différente de ce qu’ils ont connu auparavant.
Pour finir...
Il est important de comprendre le passé de ces chiens et de bien définir la notion de liberté quand on fait référence aux chiens des rues, car cela nous permet aussi de comprendre comment ils peuvent s’adapter à un nouveau mode de vie. On considère souvent que l’adoption de chiens des rues est une privation de liberté, qui peut être très difficile à vivre et générer des problèmes. Oui, pour les chiens qui ont vécu une bonne partie de leur vie dans la rue, on peut considérer que cette nouvelle vie impose beaucoup plus de restrictions, même si celle d’avant en comprenait aussi. Cela doit forcément influencer leur adaptation, mais c’est une influence parmi d’autres, et on ne peut pas jeter toute la faute sur la réduction de liberté. Ces chiens ont souvent vécu des expériences difficiles et ce qui peut freiner leur adaptation. Dans certains cas, ils n’ont rien vu d’autre qu’un box en refuge, un environnement on ne peut plus restrictif.
Géraldine Merry, Comportementaliste